"La femme kabyle demeure la gardienne de la langue, des rites et des valeurs de la tradition. J’ai trouvé cette excellent article dans la revue TIZIRI, de Juillet 2004. Une publication de l’association n’Imazighen (Bruxelles, Belgique)".


1. LA VIE RITUALISEE DE LA FEMME KABYLE ET LA METHODE CYCLIQUE

C’est au Luxembourg du 5 au 7 septembre 2003 que s’est déroulé le Premier Congrès Mondial sur les Sociétés matrilinéaires, matrifocales et matriarcales. Ce congrès a réuni de nombreux chercheurs travaillant sur les Sociétés dites équilibrées du monde entier, de la Chine à l’Amérique en passant par l’Afrique du Nord. La Kabylie a été particulièrement honorée par une présentation signée Makilam dont on connaît les travaux de recherche en Allemagne qui ont paru en langue française en 1996 chez l’harmattan avec La Magie des femmes kabyles et l’unité de la société traditionnelle et en 1999 chez Edisud avec Signes et rituels magiques des femmes kabyles.
Dans son exposé comme dans ses livres Makilam met en évidence le rôle central de la femme kabyle dans la société traditionnelle. Après une redéfinition de celle-ci en tant que société de tradition orale basée sur le culte des Ancêtres, la vie ritualisée de tous les Kabyles se réalisait sur un modèle d’union et de responsabilité entre tous les membres de la famille élargie au village grâce à l’entraide réciproque, la Tiwizi ou Touiza. Dans ses écrits, Makilam avait déjà développé la participation des femmes au fonctionnement de la vie économique et sociale dans la tradition kabyle en décrivant le rituel ancestral qui accompagnait leurs diverses activités de subsistance. Il en résultait une unité magique. En effet, le rituel de leur travail à partir de la terre avec la poterie et la culture des jardins et des champs, le rituel de l’obtention de nourriture et celui du tissage de la laine se calquent sur le modèle de la reproduction humaine. De plus, toutes ces activités nourricières et vestimentaires sont réalisées par les femmes en accord avec le cycle des saisons, leur déroulement étant toujours mis en relation avec les phases de la lune et la croissance de la végétation selon le calendrier agraire kabyle. Toutes les activités féminines présentent alors dans leur cycle une succession de 4 phases qui reproduisent le cycle annuel de la terre dans le ciel autour du soleil et de la lune. Cela caractérise l’esprit magique des femmes kabyles.
La méthode employée par Makilam au Congrès Mondial sur la place déterminante des femmes kabyles décrit comment le cycle de leur vie - de la naissance à la mort - se réalise aussi selon 4 phases. L’originalité de cette méthode consiste à décrire la transformation du corps de la Femme au cours de son existence selon un cycle en s’appuyant sur les rituels qui l’accompagnent pour montrer également que le début de la vie ritualisée de la femme d’antan se retrouve à sa fin. Il s’agira donc dans l’exposé suivant de montrer que les rites de la naissance et de la mort qui marquent le début et la fin de la vie d’une femme sont identiques.


1.1.Les rites de la naissance : L’ accouchement en Kabylie est une affaire de femmes


Dans la société traditionnelle kabyle, comme dans de nombreuses civilisations les secrets du mystère de la naissance humaine étaient domaine exclusif des femmes. Ils n’étaient jamais livrés aux hommes car le processus de la vie dans l’accouchement était une expérience que seules les femmes pouvaient partager entre elles :
”Le mystère de l’accouchement, c’est-à-dire la découverte par la femme qu’elle est une créatrice sur le plan de la vie, constitue une expérience religieuse intraduisible en termes d’expérience masculine.” (Eliade 1972, p.165)
Une vielle femme sage de ma parenté fut offusquée d’apprendre que les futurs pères de la société occidentale assistaient à l’accouchement des mères. D’un ton railleur et triste à la fois, elle me dit simplement: ”Vous qui êtes si libérées, vous fallait-il arriver à cela pour prouver aux hommes que la vie vient de vous et que vous êtes encore les mères de leurs fils. Il est clair que nous puissions créer des filles à notre image. Mais de plus, nous sommes les mères des fils et de tous les hommes”.
Selon la pensée kabyle, les enfants ne sont jamais la propriété de leurs parents mais appartiennent à tout le groupe familial dans lequel ils sont nés. Pour recenser un village on compte les maisons et non pas les personnes. La naissance d’un enfant concerne tout le groupe et donc le village et n’est pas indépendante des autres naissances. C’est pour cela que l’enfantement au même moment dans un même village est un événement très redouté en Kabylie. Elle doivent partager ”la chance” en s’échangeant un vêtement par exemple ou en remettant à l’autre accouchée la moitié d’une galette frite préparée avec des oeufs, du sel et de la semoule qu’elle doit manger. La sage-femme sert de lien entre les mères.
Si un enfant grandit mal, pleure constamment et reste chétif, son état est généralement mis sur le compte de la simultanéité des naissances.
Sa mère alors recours à une pratique rituelle très significative. Celle-ci consiste à aller « à la rencontre de la nouvelle lune » dans son deuxième jours ou troisième jour, à la tombée de la nuit, et à vite agir afin de devancer les autres mères. Un des rites les plus courants consiste pour la mère à lui présenter un oeuf qu’elle a lavé sept fois, une petite glace, du henné, une datte ou deux, un morceau de sucre et une pincée de semoule (Rahmani 2éme partie p.76). Dans des formulations rituelles avec l’enfant dans ses bras, la mère demande trois fois de suite à la lune qu’elle reflète dans son miroir de réparer le mal de celui qui vient de naître. Rentrée à la maison, elle procédera, à partir de ces produits présentés à la lune naissante, à des geste sur son enfant pour lui enlever « l’association de la lune ». Ce rite montre que la naissance d’un enfant n’est pas individuelle, ni indépendante des autres, ni non plus de l’environnement cosmique Il indique également la relation qui existe entre le principe de la naissance et les forces de la lune et comment celles-ci sont associées à l’oeuf, symbole de la vie et à la fois de la mort. J’expliquerai plus loin pourquoi la période des 40 jours magiques qui intervient aussi bien à la naissance qu’à la mort d’un humain est en étroite relation avec les jours et les phases de la lune.


2. LA 1ére PHASE DE LA VIE D’UNE FEMME : L’ENFANCE.

L’organisation sociale de la Kabylie traditionnelle était avant tout familiale. Dans ce genre de société, la notion de l’individu seul n’existait pas et sa socialisation comme son éducation visaient à renforcer le groupe dans lequel il était né. Le sens de l’existence terrestre n’était pas à réaliser sur le plan individuel mais social. Il était envisagé dans la dépendance et non pas dans l’isolement par rapport aux autres membres du même groupe de parenté. L’enfance est alors une initiation, une phase de préparation qui doit aboutir à l’alliance d’un homme et d’une femme. Dès la puberté, le garçon comme la fille seront préparés à leur futur rôle de père et de mère. Sans mariage, il n’y a pas de groupe et on le sait en Kabylie, la personne n’est rien si elle n’a pas un groupe derrière elle.
Selon cette logique, les rites du mariage ne marquent pas le départ des jeunes mariés du milieu parental mais plus justement la fin de leur enfance. Ils sont là pour fêter leur nouvelle responsabilité sociale qui reste encore de nos jours la pérennité du groupe familial. Le nouveau couple va poursuivre la vie des Ancêtres au travers de la vie de leurs enfants.

2.1. La quête de la future épouse.

Dans la pensée et la réalité kabyle, ce ne sont pas les filles qui cherchent un mari mais ce sont les hommes qui doivent prendre la femme que leurs mères vont rechercher pour eux. La quête d’une future épouse est une tâche des plus importantes pour une mère kabyle afin d’assurer la poursuite d’une chaîne familiale à travers le cycle des enfants de la femme de leur fils. Ce sont les mères qui très tôt aidées des femmes de leur clan – surtout de leurs soeurs et de leurs filles - vont choisir leurs futures belles-filles. Jamais en Kabylie, un homme n’est allé à la recherche d’une épouse. Ce sont toujours les femmes seules qui accomplissent ces démarches. et délèguent, s’il le faut, des visiteuses. D’après Mohand Khellil (1979/1, p.65) le recours aux intermédiaires est le fait des kabyles islamisés, les marabouts, dont les femmes ne se déplacent pas librement.
Pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (p.134) les femmes dans la société humaine n’occupent ”ni la même place, ni le même rang” que les hommes puisque ce sont eux qui les échangent et non le contraire. L’organisation du mariage et celle de la parenté chez les Kabyles nous offre l’exemple d’une forme de société qui récuse cette affirmation car, chez eux, ce sont les femmes qui échangent les femmes et qui vont marier les hommes. Mais chose inouïe, ce sont les femmes qui cherchent, choisissent et trouvent l’épouse. Qu’un homme ait des proches ou qu’il soit seul, il envoie même une étrangère de confiance, car c’est toujours une femme à qui on s’adresse pour chercher une épouse.” (At-Ali 1979, pp.90-92)
La recherche d’une femme est une phase rituelle très longue qui fait partie des préoccupations des mères dès la naissance d’un garçon. Des alliances matrimoniales vont être alors fréquemment conclues dès l’enfance car on dit : « Le garçon peut attendre la femme, la fille n’attend pas toujours le mari » . Il faut comprendre que c’est l’homme à qui on doit trouver une épouse alors que c’est la fille que l’on demande en mariage. Si les parents ont formellement accepté dès son enfance de la donner en mariage, ils ne pourront plus revenir sur leur parole et sur leur décision. Des mères se pressent alors de faire leur choix. Cela explique que le mariage aura lieu souvent quand les enfants sont pubères et la nuit de noces rendra souvent la fille pubère à la fois femme, épouse et mère potentielle. Le choix de la future épouse tient surtout compte des qualités morales de la mère. Dès que la future épouse sera trouvée, la mère du fils à marier avertira le père : ”L’intervention en ”dernière analyse” des parents masculins est une des représentations kabyles du processus de décision. En réalité le choix en général est le fait des femmes (mère, soeur, tante, grand-mère)... les hommes n’intervenant que pour entériner la décision qui en fait leur échappe en dépit des apparences.” (Khellil 1979/1, pp. 63-64).

2.2. Le rituel du mariage kabyle

En Kabylie, le mariage n’est jamais l’affaire privée des futurs époux. Il engageait formellement sur la parole uniquement les familles des deux futurs conjoints, c’est-à-dire deux groupes de parenté. Il y a absence totale du consentement préalable aussi bien de la part du garçon que de la fille. Les Kabyles n’utilisaient pas l’écriture et l’état civil n’a été introduit qu’au début du siècle par les Français. Quant aux Qanuns (aussi appelé le Droit coutumier Kabyle) qui représentent les lois des Ancêtres transmises oralement au Clan de génération en génération, ils ne se prononcent pas sur les questions relatives au domaine intime et restent imprécis sur les femmes et leurs droits. ”Le mariage a un caractère purement familial ; il ne requiert ni temple, ni membre officiel d’une religion.”(Laoust-Chantreaux, pp. 188-189)
Les cérémonies du mariage se déroulaient selon le rythme cyclique de la Nature. Comme pour le travail de la poterie, afin de ne pas entraver la fécondité de la terre ensemencée, il était interdit de s’unir pendant le mois de mai. Le mariage avait lieu en octobre quand la maison était remplie par les récoltes d’automne. Fécondée grâce à la magie de son union avec un homme, la femme devenait physiquement la terre-mère de la vie humaine. Enceinte, elle se considérait comme la potière de l’enfant.



3. LA 2éme PHASE : LA FEMME ENCEINTE OU LA POTIERE DE L’ENFANT

3.1. La femme fécondée ou lu terre - mère du genre humain


Comme la terre dispensatrice de la vie sur terre, la femme-mère ressemble aux profondeurs souterraines d’où naît la vie. Dans toutes les civilisations, la femme-mère est comparée à la terre gonflée par les épis du printemps. La femme enceinte est représentée comme un jardin qui gonfle dans ses produits. Elle est pour cela toujours associée aux cucurbitacées (les pastèques, les potirons, les melons et les courges) qui évoquent le ventre féminin et qui comme lui ont la faculté de se gonfler. Le ventre maternel se retrouve d’une façon analogue dans les Ikufen (réserves de céréales du ventre de la maison), les cruches, les calebasses à lait et les coufins qui ont la faculté de gonfler et de se vider. La valorisation positive du ventre de la femme met en relief l’importance dans la pensée kabyle de la fonction procréatrice féminine dans la phase de la gestation qu’est la grossesse. Encore de nos jours, lorsqu’on veut remercier ou honorer une personne, les vieilles gratifient celle-ci de la formule: ”Que louanges soient faites au ventre qui t’a porté”.
L’analogie entre la terre fertile et la femme enceinte apparaît clairement en Kabylie dans les interdits et les rites qui les entourent et qui sont identiques pour toutes les deux. La culture de la terre était accompagnée dans l’exemple du cycle des jardins par des gestes rituels semblables à ceux qui s’adressent à la femme et à son enfant. La nature corporelle de la femme grandissait en même temps que la végétation (Makilam 1996). Le jardin intérieur de son corps était confondu à son jardin qui fleurissait. A la maturité des plantes par exemple, lorsqu’elle franchissait son potager en fleurs pour la première fois, la jardinière devait rituellement dénouer sa ceinture dans un recueillement intérieur de silence. Si elle ne le faisait pas, elle risquait d’entraver sa croissance. La femme kabyle ne simulait pas une grossesse, elle la vivait corporellement et la confondait réellement avec celle de la terre cultivée. C’est à partir de cette idée fondamentale qui associe la vie du ventre d’une femme à celle de la croissance des plantes qu’il est possible en retour de comprendre le sens des interdits que doit respecter la femme enceinte en Kabylie. Ces interdits sont très significatifs en ce qui concerne le travail avec la terre pure. ”Les petites filles non pubères peuvent accompagner leur mère, mais les femmes enceintes et celles qui sont en période cataméniale ne peuvent toucher à l’argile fraîche: de même les potières éviteront de croiser sur leur route un femelle gravide ou une femme enceinte.” (Servier, p.251). Une Kabyle en grossesse ne doit pas travailler la terre parce que la modeler revient d’une façon analogue à transformer la vie de l’enfant qu’elle porte. Enceinte, elle évitera de blanchir, de crépir, de décorer les murs de sa maison ou de modeler des objets de poterie, car cela aurait une influence sur sa santé et celle de son enfant. Elle pourra cependant le faire, si elle s’en sent capable, en s’armant de précautions particulières. Avant de crépir la maison par exemple, elle devra façonner avec la même terre un sanglier qu’elle posera sur le linteau de la porte. La puissance de la force représentée dans cet animal éloignera le mauvais sort de la maison et à la fois de son intimité corporelle.
Dans la première phase de la vie de l’enfant dans le ventre de sa mère, des puissances négatives pourraient entraver sa formation. On croit encore de nos jours en Algérie que la stérilité n’est pas causée par la femme qui par nature est féconde. L’impossibilité de devenir mère est toujours provoquée par des forces surnaturelles. Il faut donc la combattre avec des rites magiques qui font intervenir le pouvoir des forces naturelles. Cela explique le culte des eaux et des grottes qui rappellent le ventre maternel et qui sont capables de redonner à la femme le pouvoir de redevenir mère.
La phase de la grossesse est capitale selon la pensée et la réalité kabyle car elle représente les racines oubliées et occultées de la vie de tout humain dans les profondeurs cachées du ventre de la mère. Omettre cette phase primordiale de la vie d’un enfant signifie aussi évincer la fonction de la femme en tant que source et poursuite de la vie du genre humain. Chaque Kabyle est élevé dans l’amour inconditionnel envers la mère. C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase suivante qui indique que tout être humain doit sa vie à une femme :
« La femme porte la vie de l’homme - mari, frère ou père - du défenseur de son honneur dans son giron. » (At Ali 1979 p. 98).


3.2 Le rituel collectif de l’accouchement.


Les gestes et pratiques ancestrales qui entourent l’accouchement de la mère et celui de l’enfant ne sont pas des rites de séparations mais d’union. Ils sont respectés encore de nos jours afin de montrer qu’ils sont indissociables l’un de l’autre. Cela est autrement dans les sociétés de l’écriture, dans lesquelles la naissance d’un enfant est surtout comprise comme une séparation et un délivrance du corps maternel.
La naissance en Kabylie se déroule toujours en secret dans la maison et demande le plus souvent l’aide d’une ou de deux femmes. L’accouchement rituel sur le sol se retrouve par tout dans le monde actuel. La femme kabyle accouche assise pour déposer au sol le nouveau-né et cette coutume était la règle générale dans les années cinquante. L’accoucheuse ou une autre femme d’expérience, qui peut être la belle-mère ou la mère la soutiendra par derrière à même le corps en la retenant à l’aide de ses deux mains ouvertes, qui servent de siège. Cependant, à la différence d’autres civilisations, la femme placée devant elle ne lui présentera pas son dos mais sa face et lui servira d’appui. Le miracle de la transformation de la vie féminine, révélé en secret à chaque femme en grossesse, se poursuivait aussi secrètement à l’accouchement dans un rituel collectif.
Les femmes kabyles vivaient entre elles l’aspect sacré de leur création. Elles partageaient ensemble le destin ancestral de leurs mères et surtout le mystère du fondement de la vie sociale : « ce mystère ancestral, qui crée une véritable communion entre toutes les représentantes du sexe féminin, est le fondement même de la vie sociale.”(Getty, p.43).



4. LA 3éme PHASE : LA MERE ET SON ENFANT

4.1. Les quarante jours après l’accouchement et la naissance de l’enfant


Jusqu’à l’accouchement, la femme kabyle assume toutes les tâches journalières mais elle doit ensuite observer une retraite obligatoire. Cette période est fixée à trente-neuf jours et ce n’est que le quarantième qu’elle reprendra une vie normale Cette retraite - une des phases les plus dangereuses de la vie d’une mère – était autrefois observée chez 1es parents de la parturiente car ce sont les mères qui lèguent leur sagesse à leur filles. C’est pour cela que la naissance d’une fille était vivement souhaitée
J’ai longtemps cherché à connaître le sens de la période rituelle des 40 jours qui intervient en Kabylie aussi bien après la naissance qu’après la mort d’un humain. Ce sont les vieilles femmes sages de la Kabylie qui m’ont expliqué que le secret de cette période magique réside dans l’association de h vie humaine à celle de l’astre lunaire. Il faut d’abord rappeler que pendant les trois jours qui suivent la délivrance de son corps, la mère kabyle ainsi que son enfant ne doivent pas se lever du lit et ne pas quitter la maison. Il est interdit de leur rendre visite car on dit que la mère a « un pied dans la tombe ».
Comme les morts, elle et son enfant doivent disparaître pendant trois nuits de pénombre, à l’image de la lune, avant de se renouveler.
« Les phases de la lune - apparition, croissance, décroissance, disparition suivie de réapparition au bout de trois nuits de ténèbres – ont joué un rôle immense dans l’élaboration des conceptions cycliques. » (Eliade 1969, p. 104).
La mère et son enfant devront ensuite respecter ensemble une semaine supplémentaire de retraite dans l’intérieur de la maison. Pendant cette période de 7 nuits, seuls les parents proches pourront leur rendre visite. Ce n’est seulement qu’après les trois premières nuits suivies de sept nuits d’isolation dans la maisonnée, que la mère pourra franchir le seuil de la maison pour se rendre dans la cour. Elle devra cependant le faire, en s’armant de beaucoup de précautions, grâce à des rites magiques. Pendant tout ce temps le feu ne doit pas sortir de la maison. Cette interdiction est respectée de la même façon à la naissance d’un veau, au mariage et aux labours d’automne afin de bien montrer que la vie d’un humain est étroitement liée à celle de son environnement : ”Le premier jour des labours, il est défendu à toute la maisonnée, à tout le village de faire sortir du feu des maisons. Le même interdit est observé lorsqu’une femme vient d’accoucher, lorsqu’une vache vient de vêler, ou lorsqu’il y a un mort, c’est-à-dire à chaque événement qui rend la présence des Invisibles plus sensible aux hommes.”(Servier, p.230)
La parturiente attendra en plus un mois lunaire de vingt-huit nuits avant de dépasser le seuil de la cour qui la séparait jusque là de la vie communale. Elle pourra alors découvrir son enfant afin de le montrer, à l’extérieur de son groupe, aux autres villageoises. Pendant tout ce temps elle sera lavée et nourrie par les femmes de son clan, sous le regard de celle qui l’a aidée à accoucher. La période de 38 nuits ou de 39 jours s’achèvera après une sortie rituelle à la fontaine ou la visite d’un sanctuaire. Ce n’est que le quarantième jour après l’accouchement que la femme kabyle reprendra une vie normale. ”Chez les Israélites la quarantaine est une règle générale. Les Catholiques célèbrent encore la chandeleur le 2 février. Cette fête commémore la purification de la Sainte Vierge le quarantième jour après Noël.” (Rahmani l’ partie, p.111)
La phase rituelle des 40 jours qui intervient en Kabylie après l’accouchement est autant suivie par la mère que par l’enfant. Elle démontre l’association qui existe entre la phase de la nouvelle lune et la fin de la période de la grossesse, C’est selon cette conscience lunaire, que la première sortie rituelle du nouveau-né sera toujours mise en correspondance avec l’apparition de la lune. ”Les mamans kabyles sortent leur bébé au début de la nouvelle lune, de préférence le deuxième ou le troisième jour: un jeudi ou un lundi. Elles espèrent leur assurer ainsi une bonne santé et les voir grandir aussi vite que la lune dans son évolution”, (Rahmani 2’ partie, p.73).


4.2. La Femme - Mère : Terre nourricière du genre humain


La filiation utérine chez les Berbères de l’Afrique du Nord qui se reflète dans la désignation des enfants d’une même famille a été très tôt observée par Marcy (187-211). D’après cet auteur, la famille maternelle n’aurait pas été détruite par la fa mille paternelle d’origine plus récente puisque les vestiges de la parenté maternelle se retrouvent dans les rites après la naissance d’un enfant (p. 208) qui sont entièrement pratiqués par la mère et les femmes de son clan sans l’intervention des hommes. Les rites de lutration à la lune et autres pratiques magiques ne sont réalisés encore de nos jours que par les femmes.
”...; la filiation maternelle se retrouve dans la manière de désigner les enfants : ainsi les frères sont les enfants de mère, atmaten comme 1e sont les soeurs, tissetmatin ; Ego désigne ses frères par ”les fils de ma mère”, aytma et ses soeurs par ”les filles de ma mère”, issetma.” (Plantade, S.46)
La parenté utérine dans la désignation des enfants se retrouve dans les termes pour désigner les membres du ”clan de la mère” mais aussi dans les relations privilégiées à l’intérieur de ce clan. Quand une femme rencontre des difficultés, se sont d’abord ses frères puis ses oncles - les fils et les frères de sa mère - et non pas son père ou le mari de sa mère - qui lui viennent en aide. La relation naturelle mère/enfant est tellement intégrée dans le système social que le plus grand fléau qui puisse arriver à un Kabyle est, dit-on, de perdre sa mère :
”A qui j’ai enlevé son père, je n’ai pas fait de tort. A qui j’ai enlevé sa mère, je n’ai rien laissé.”
Au sujet de l’organisation de la parenté, il faut bien remarquer qu’il n’est nullement incestueux de se marier chez les Kabyles dans 1e groupe de parenté auquel on appartient. L’alliance la plus encouragée et la plus fréquente demeure le mariage entre cousins directs. L’endogamie familiale et villageoise occupait autrefois une place prépondérante dans le régime matrimonial car elle représente le meilleur moyen de conserver les enfants et leur descendance dans le sein d’un même groupe de parenté. Ce genre d’alliance présente un avantage, celui de l’appartenance à la terre commune qui évite le morcellement des terres en renforçant l’unité du groupe originel. Un autre qui n’est pas moindre est le fait que les futurs époux se connaissent dès leur naissance pour avoir grandi ensemble.
Cependant si deux enfants d’un même ventre ne peuvent pas se marier, cela est aussi valable pour ceux qui ont tété le même sein. Le lien de collation, en effet, est un signe aussi fort que celui du sang. Mohand Khellil se cite en témoin d’un mariage fort critiqué sous des apparences d’ordre financier. Il dénonçait, en réalité, le caractère incestueux de l’alliance de deux personnes qui avaient été élevées au- tour d’un même foyer ”comme s’ils étaient alors censés avoir tété le même sein” (1984, p.89). Rappelons qu’en Kabylie, donner le sein et seulement son geste symbolique est un véritable rite d’adoption qui entraîne les mêmes interdits de mariage. C’est donc la femme qui dans ce geste maternel permet d’introduire un enfant dans le groupe familial. ”On sait en effet que la femme peut aussi donner l’anaya, mais encore, elle seule, être le fondement de la famille, non seulement par les liens naturels mais par la colactation créant entre l’adopté et celle qui l’a allaité, même symboliquement, des liens aussi puissants que ceux du sang.” ( Laoust- Chantréaux, p. 255).


5. LA 4 PHASE : LA GRAND-MERE TISSEUSE DES LIENS HUMAINS.


Dans la première phase de son activité maternelle de femme enceinte, la femme a formé des enfants dignes d’une création de poterie. Comme la terre-mère, nourricière du genre humain grâce à sa végétation, la mère a nourri ses enfants qu’elle aide à grandir en les entourant de ses soins magiques pour assurer leur croissance aussi bien corporelle que spirituelle. Lorsque ses premiers enfants vont se marier, la mère dans son nouveau rôle de grand- mère, prend le nom de Tamgbrat, ”la vieille”. Cependant, son rôle maternel auprès de ses enfants adultes se poursuit dans cette dernière étape du cycle de son existence jusqu’à sa mort. Ses fils vont continuer à habiter près d’elle en prenant pour femme celle que leur mère a choisie, de préférence dans le groupe social de leur appartenance parentale. Traditionnellement, les filles restaient aussi près de leur mère dans la même courée pour épouser un cousin maternel ou paternel dans une maison voisine. Ce n’est que dans une période récente, au début du siècle, que des mariages entre villages ont été conçus, alors qu’ils restaient auparavant rares et déconseillés. En se mariant à l’extérieur du groupe originel de plus en plus en dehors du village, les filles ont suivi leurs maris pour s’installer loin de leurs mères, près de leurs belles-mères qui dirigent toutes les activités économiques du groupe domestique. On peut sans peine remarquer que cette dernière étape de la vie d’une ”vieille”, en tant que mère et nourrice à la fois dans son rôle supplémentaire de grand-mère, est quasi inexistante dans la société moderne de type occidental où les fils comme les filles devenus adultes ne dépendent plus des mères qu’ils quittent pour vivre ailleurs. Dans l’ancienne Kabylie, c’est la mère qui s’occupe des enfants de son fils devenu père et qui seconde en même temps son épouse dans son rôle maternel, au point que quand une naissance a lieu, on remet encore de nos jours les cadeaux en mains propres à la vieille et non pas à la mère ni au père. Cependant, la relation d’une mère à sa fille est entourée d’un ”amour spécial” qui a été recueilli par Genevois dans le Fichier Berbère. En retour, celle-ci ne manque jamais de rendre visite à sa mère tous les jours et de l’aider dans ses travaux. ”L’amour maternel ne délaisse aucun des siens. On ne peut couper l’un de ses doigts, ni petit ni grand car on en souffrirait également. Une mère non plus ne saurait faire de différence entre ses enfants. Tous ont remué dans le même sein (ventre); le même sein (ventre) a enfanté le garçon et la fille... L’amour pour la fille est particulier : on se fera du souci pour elle jusqu’à sa mort... Une femme qui n’avait que des filles a même dit : Au garçon que je n’ai pas eu, je préfère ma fille chérie... De nos jours, malheur au ménage où il n’y a pas une Fille. ”(Genevois 1970, p.48)
A la fin de sa vie, la grand-mère est considérée comme une magicienne: Elle a reproduit tout au long du fil de son existence de femme féconde le cycle de la vie de la planète dans tous les règnes vivants. Potière de La terre-pure, la femme, en tant que réceptacle de la vie da genre humain, de la même façon forme dans sa matrice vivante des poteries humaines. Mère nourricière et nourrice à la fois du genre humain, elle devient dans son rôle de grand-mère une tisseuse des liens de lu vie humaine grâce au mariage arrangé de ses enfants. Dans tous les rites de fécondité, elle est présente et dirige les activités qui en dépendent. Elle est devenue souvent pur nécessité accoucheuse et transmet tous les soirs à ses petits enfants la sagesse ancestrale des mythes et des contes qui lui ont été racontés par sa mère.



6. LE RETOUR A LA. TERRE AVEC LA MORT DE LA ”VIEILLE”


Dans les mythes kabyles comme par exemple Les premiers parents du monde, il est dit que les humains sont nés de la Terre. La croyance que les humains à la mort doivent y retourner est très vivante. Cela est mis en évidence par le fait que les rites funéraires sont calqués sur les rites de la naissance. Le corps défunt doit dis- paraître avant le troisième jour après la mort. Pendant ces trois jours l’âme du défunt se tient sur le seuil de la porte pour y revenir 1e quarantième jour. Les visites au cimetière doivent pour cela se dérouler le 3éme et le 40éme jour après l’enterrement. La période des 40 jours magiques qui survient à la naissance se retrouve à la mort d’un humain. La vie prend alors une dimension de caractère cyclique qui se renouvelle et se poursuit à travers le ventre maternel. Les rites funéraires indiquent que la mort en Kabylie ne se comprend pas comme une fin définitive mais se présente plutôt comme une renaissance contribuant à renouveler la Vie entière de la Nature de la Terre et du ciel.
” La mort, dans l’esprit de tous, n’est qu’un changement d’existence, une période de passage, et la croyance en une autre vie est générale. On ne dit pas qu’une personne ’a disparu’ mais qu’elle est ’partie dans l’autre monde’ ( teruh di-laxert) car la vie d’ici-bas et la vie future sont, assure-t-on, deux soeurs d’une ressemblance frappante que l’on connaît successivement” (Laoust-Chantréaux, p.241)



7. CONCLUSION :



L’analyse de la vie d’une femme selon quatre phases représente aussi bien la méthode que le résultat essentiel de mes recherches sur la dimension magique des femmes de la tradition kabyle. De sa naissance à sa mort, la femme entant que terre-mère du genre humain, responsable de la poursuite de la vie, devient elle-même une potière puis une nourricière et enfin une tisseuse de liens humains. On considérait autrefois le déroulement de la vie d’une personne selon un modèle binaire (jeune / vieille) puis trinaire pour la femme (fillette / femme / vieille). Les résultats de mes recherches indiquent que chez les Kabyles le cycle de la vie d’une femme en suivant les rythmes de la Nature et de ses saisons pré- sente 4 phases. Le culte de h mère est incompatible avec ces deux modèles et incomplet si on évince la phase de la femme enceinte. Faire débuter la vie d’un humain avec sa naissance au jour de l’accouchement de sa mère, c’est effacer la phase de la grossesse, la phase capitale de sa formation. Cela revient aussi à ramener l’état de mère à l’état de père alors qu’un homme ne devient père qu’après les 10 lunes pendant lesquelles la mère forme l’enfant dans son ventre. Réduire le début de la maternité à celui de la paternité est le fondement du patriarcat.
La vie ritualisée des femmes de la société traditionnelle en particulier celle des grands- mères met en évidence combien la mère en Kabylie était vénérée au point de parler d’un culte de la mère. Les rites qui accompagnent le fil de l’existence d’une femme de sa naissance à sa mort sont à considérer comme des rites de type matriarcal Ces rites sont magiques car ils assimilent l’union d’un homme et d’une femme à celle de la lune et du soleil, les femmes se considérant dès lors comme des créatrices de la vie humaine de dimension cosmique. Par ailleurs, toute réalisation matérielle comme la poterie ou le tissage sont des créations magiques puisque leurs rituels sont calqués sur l’union sexuelle des humains et reproduisent les mystères de leur propre création.

Le culte de la mère trouvait sa signature dans le culte de la famille, dans les réalisations rituelles de l’obtention d’une poterie, de la nourriture et d’un tissage. On le retrouve auussi dans le culte des Ancêtres et en particulier dans les dessins géométriques des femmes sur leurs poteries, leurs tissages et les fresques murales de leurs maisons (Makilam 1999). Cette dimension spirituelle de caractère global de la vie terrestre d’un humain détermine, conditionne et explique à la fois la Magie des femmes kabyles et de leurs pratiques rituelles.

8. BIBLIOGRAPHIE:



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